Le Crédit Coopératif organisait le 9 décembre 2016 ses Rencontres sur le thème "Soigner la finance".
Participant à la table ronde, j'ai proposé une stratégie pour permettre à la finance d'aller à l'économie réelle en informant sur les acteurs, plutôt que sur les bulles.
La discussion en atelier, dont proviennent les passages en italique ci-dessous, a montré que le "comment réguler" pouvait faire rapidement consensus ; une question bien plus difficile est : "qui a suffisamment de légitimité pour réguler la finance ?".
Pour la finance, « marcher », c’est transférer de l’argent d’un acteur à l’autre de l’économie, en fonction d’une information sur ces acteurs.
Son appareil locomoteur est un système, informatique et humain, qui transfère l’argent. Il fonctionne assez bien ; très bien, si l’on pense au contrôle en temps réel de l’approvisionnement d’un compte (p. ex. compte Nickel) ; et même dans une forme olympique, si l’on pense au trading haute fréquence.
Son appareil sensitif est un système, informatique et humain lui aussi, qui s’informe sur les acteurs de l’économie, et qui prend ses décisions en fonction de cette information. C’est de cet appareil sensitif que la crise de 2008 a montré l’inefficacité. C’est lui qui est malade, et chaque infirmité conduit à une autre.
- Primo, l’œil du financier ne peut plus voir la valeur réelle d’un portefeuille, à travers les couches de titrisation, sinon par des notations conventionnelles simplificatrices, elles-mêmes biaisées par des conflits d’intérêt.
- Secundo, le prix de marché servirait de référence, mais cela revient à supposer les autres acteurs bien informés : quand tout le monde en est au même point, le prix devient purement spéculaire, auto-référentiel.
- Tertio, quand la situation des acteurs oscille entre trop et trop peu, excès de liquidités ou crise de cash, les valeurs de tous les titres en sont affectées : ainsi, les évolutions des indices sont de plus en plus corrélées entre elles. Le financier qui ne voit que les graphiques à court terme gagne autant que le connaisseur de l’économie réelle.
- Quarto, l’établissement financier lui-même est touché, puisque ces valeurs fumeuses, la comptabilité les intègre dans l’évaluation de sa solvabilité, quand elle chiffre les actifs à leur valeur de marché.
La finance devient ainsi un casino, proprement dit : les joueurs vont de bulles brillantes en crises de cash. Un aveugle qui marche passera, par chance, des passages risqués, où un voyant ne se serait pas engagé ; mais un mètre plus loin, l’aveugle fait une chute fatale.
Pour éviter la chute, les pouvoirs publics ont constamment apporté, tout au long du siècle, du cash aux marchés, notamment par la dette publique. Cette matière première bon marché facilite la constitution de fortunes spéculatives, et de groupes industriels bâtis sur le seul endettement et l’ingénierie fiscalo-financière. Ainsi la finance épuise-t-elle, décourage-t-elle, pille-t-elle, l’économie réelle, alors qu’elle aurait dû la guider.
Le protocole de soin vise à rendre la vue à l’argent. Cela peut vouloir dire : au secteur financier ; ou bien, si le secteur financier est incurable, à d’autres acteurs ou mécanismes (plates-formes de crowdfunding par exemple) qui rempliront son rôle. En tout cas le secteur financier est mis en concurrence sur son cœur de métier, orienter l’argent selon une information sur les acteurs.
1 — Primum non nocere : ne pas arrêter l’économie d’entreprise, concurrentielle, au prétexte que son guide financier est aveugle. Une alternative comme la planification étatique serait tout aussi insensible aux changements rapides du monde. Il s’agit, au contraire, de permettre une économie de marché saine et des échanges planétaires équilibrés, comme dans le titre original du livre de Stiglitz : Making globalization work. Les règles futures doivent permettre la prise de risque, condition de l’innovation et du progrès. Le tout est de pouvoir évaluer et chiffrer justement ce risque.
Des participants aux Rencontres ont fait observer que la tendance actuelle est inverse : la BCE essaye de limiter les risques pour les épargnants. La représentante d'une grande banque affirmait en plénière dans le même sens que les établissements financiers doivent assurer à leurs clients l’absence ou la minimisation du risque.
Les participants s'accordaient en tout cas pour estimer qu’aujourd’hui, très peu des flux financiers va à l’économie productive.
2 — Pour cela, donner du temps. Le temps de la transaction doit être cohérent avec le temps de la collecte et du traitement de l’information. Enregistrer toutes les transactions sur un registre central, comme cela existe sur certains marchés, et taxer à un taux uniforme les flux et engagements, devraient dissuader les activités parasites comme le trading haute fréquence.
Plusieurs participants ont fait des objections sur la faisabilité de l’enregistrement. Objections surprenantes car il y a peu de difficultés. Attention en revanche à la montagne de reporting ! Une fausse sécurité, selon cette participante : "on est extrêmement encadrés, contraints, mais pas contrôlés ! Car l’information que nous devons fournir — des questions pertinentes — n’est pas traitée !"
Dès que le temps des marchés financiers sera ré-harmonisé avec celui de l’économie réelle, s’ouvrira un vaste espace d’opportunité pour l’investissement productif, l’investissement pour le climat, l’investissement social.
3 — Faire revenir un actionnariat de long terme. Par exemple, un actionnaire devrait justifier une année de détention de son action pour voter à l’Assemblée annuelle.
Et surtout, il faut un actionnariat, plutôt que de l’endettement. Également dans le secteur financier, dont les établissements devraient avoir les mêmes ratios de fonds propres que dans toute autre activité économique.
En atelier, un participant observait justement qu’il n’y pas d’exigences légales de fonds propres dans les autres secteurs ; les ratios de fonds propres des entreprises non financières résultent plutôt de la pression des prêteurs ! Un participant recommandait de suivre l’exemple suisse, « des mesures drastiques ». Inversement, si les « progrès faits sur les fonds propres » ne sont pas partagés par des concurrents (Italie…) cela dissuaderait d’avancer.
Il y aura besoin de capitaux venant investir en actions, malgré le risque ; il faudra pour cela supprimer l’incitation fiscale actuelle aux placements les moins risqués.
Le PEA et l’investissement direct sont aujourd’hui peu encouragés, mais un participant appelait à ne pas chercher d’incitation fiscale du tout : « les dispositifs pour orienter l’épargne ne marchent que pour les intermédiaires ».
Faisons de la France un environnement financier idéal pour l’économie réelle, un environnement où les entreprises sauront que leur réussite, et la qualité de leurs projets, seront bien pris en compte et valorisés.
4 — Restaurer des relations saines entre parties prenantes. Le libéralisme — cadre idéologique le plus partagé dans la communauté des affaires — exige la responsabilité. Un acteur qui ne peut pas porter la responsabilité de ses actes, ne doit pas agir librement.
En pratique, cela demande de couper les conflits d’intérêts, au moins au plan comptable.
Utopie, selon un participant.
Une agence de notation ne devrait être payée que par ceux qui cherchent l’information, comme une agence de presse n’est pas une agence de pub.
L’accumulation de dettes publiques d’un État dans le bilan de banques crée aussi une collusion problématique (que la BCE essaye, en vain pour l’instant, de circonscrire.)
Le libéralisme demande une institution centrale, l’État, en mesure de faire la police. Les gendarmes ne doivent plus laisser quinze ans d’avance aux voleurs.
Cette référence à l’État (conformément à l’idéologie libérale) était une petite provocation puisque la régulation est aujourd’hui confiée à la BCE et les participants le confirment : « l’échelon européen peut être plus efficace, il faut élargir les missions de la BCE ». Mais cela soulevait le contre-argument : quel est le rôle du Parlement européen ? Et même, si l’Europe voulait forcer la France à aller vers les taux variables en immobilier, l’accepterions-nous ?